jeudi 9 juillet 2020

Poème

La Négrillonne, par Jean Rameau.

 Pas plus haute que ça, tenez, cinq ou six ans,
Une négrillonnette à robe bigarrée,
Un bout de femme noire, avec des tons luisants,
Deux bottes bien cirées.

Et deux yeux donc ! Des yeux qu’on allait voir en rond,
Des yeux dont les passants riaient à perdre haleine.
Des yeux très gros, très blancs, qui semblaient dans son front
Deux ronds de porcelaine.

Ah ! Si vous aviez vu remuer ces deux yeux !
Ah ! Si vous aviez vu reluire ses quenottes,
Quand elle vous disait : « Un petit sou, messieurs ? »
En tendant ses menottes.
  
 Autrement, elle était très heureuse. Elle avait
Pour chambre un grand hangar plein de planches coupées.
Elle en chargeait ses bras pour dormir, et rêvait
Que c’était des poupées.

Mais un jour, devant elle une noce arriva.
L’épouse était en blanc, splendide et langoureuse.
Oh ! La négrillonnette aussitôt se trouva
Très, très, très malheureuse.

Oh ! Avoir robe blanche ! Oh ! Rêve ! Quel effet
On produit là-dessous ! On est belle, on est fière,
On fait cligner les yeux des pauvres gens, on fait
Presque de la lumière !

Oh ! Avoir robe blanche ! Oh ! Pouvoir rayonner !
Elle entra dans le grand magasin un dimanche
Et dit : « Bonjour monsieur, voulez-vous me donner
Deux sous de robe blanche ? »

Mais on n’en faisait pas pour deux sous. Non, vraiment !
Et le commis se prit à rire à gorge pleine.
Ah ! Si vous aviez vu les yeux, en ce moment,
Les yeux de porcelaine !

 Elle était malheureuse à mourir, n’est-ce pas ? 
Songez donc : ne pouvoir contenter son envie
Jamais, jamais, jamais ! Rester, de haut en bas,
Nègre toute sa vie !

Mais une fois chez un portier de ses amis,
Elle vit un défunt qu’on clouait dans sa bière.
Oh, c’était imposant ! Le cadavre était mis
De fort belle manière.

« − Messieurs, dit-elle aux gens, à travers un rideau,
Voulez-vous me clouer moi aussi, sous une planche ? 
− Pourquoi donc, mon enfant ? − Mais pour faire dodo
Dans une robe blanche. »

On refusa. Toujours ! Alors triste, à pas lents,
La pauvrette partit, sans tendre les menottes.
Ah ! Vous ne verrez plus reluire ses yeux blancs,
Allez, ni ses quenottes !

L’enfant, un jour de givre, en plein air s’affaissa.
Il n’eut fallu pourtant qu’un chiffon de cretonne
Pour faire son bonheur : pas plus haute que ça
Tenez, la négrillonne.

Faute de robe blanche, elle est morte, oui messieurs !
Un jour gris, un jour froid, un jour plein de vents aigres.
Mesdames, savez-vous si là-haut dans les cieux
On veut des âmes nègres ?

Moi, je le crois. Car sur son corps négrillonnet
La neige alors tomba, splendide, épaisse et franche.
Mesdames, voyez-vous, c’est Noël qui lui donnait
Enfin, sa robe blanche.

Poème découvert dans le roman d'Anne-Gaëlle Huon, "Même les méchants rêvent d’amour", et que l'auteur a eu la gentillesse de me retransmettre.

Poème touchant que j'ai eu envie de vous partager.

Bonne découverte...

1 commentaire:

  1. Ma mère, qui a aujourd’hui 90 ans me récitait ce poème, ou une version plus courte de ce dernier, quand j’étais enfant. Heureuse de l’avoir retrouvé.

    Je cherche aussi la légende des choux rouges

    Brigitte

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