C’était souvent à seize heures précises, cela
pouvait parfois être décalé, mais mon grand-père n’aimait pas trop que l’on
perturbe ses habitudes. L’horaire du thé de l’après-midi, c’était seize heures.
Point. Cela n’était pas discutable, et quitte à imiter une tradition venue
d’Angleterre, autant respecter les horaires qui allaient avec.
Ainsi, chaque jour, à quatre heures pile, qu’il soit
seul ou accompagné, mon grand-père préparait-il consciencieusement le rituel du
thé. Tout était minuté et étudié dans les moindres détails, et exécuté avec une
minutie et une rigueur découlant des nombreuses années de pratique. Bien sur, à
force, il était rôdé ! Cela faisait quoi, cinquante ans qu’il prenait le
thé ? Peut-être même plus, car à mes yeux, il me semblait qu’il l’avait
toujours bu. Pour ma grand-mère, c’était différent. Ce rituel n’était ni
immuable ni indispensable, et dépendait plutôt de son humeur du jour, et de
l’état de son ventre. Oui car ma pauvre mamie avait souvent bien du souci avec
ce dernier. Aussi, parfois, la dégustation d’une tasse de thé ne s’imposait
pas, loin de là.
La cérémonie du thé commençait toujours par la
vérification de l’heure précise. Mon
grand-père levait les yeux sur l’horloge et s’étant assuré, depuis son poste
d’observation favori, son fauteuil dans le salon, qu’il était un peu avant seize heures, se
mettait en route vers la cuisine afin de tout bien organiser. L’eau était mise
à chauffer dans une casserole, ou dans la bouilloire, selon qu’il se souvenait
ou non qu’ils avaient fait l’acquisition de cet objet bien utile pour la
préparation du thé en particulier, et de l’eau chaude en général. Pendant que l’eau vaquait à ses
petites affaires, c’est-à-dire pendant qu’elle s’occupait gentiment à bouillir
comme on le lui avait demandé, mon grand-père sortait un bol, et une petite
cuiller. Il est important d’insister sur ce dernier point. Il utilisait un bol
et non une tasse car la contenance offerte était plus grande. Malgré ça, il ne
le remplissait jamais totalement, car il fallait laisser la place de couper le
thé avec de l’eau plus fraîche, afin de pouvoir commencer à le boire plus
rapidement. Je crois que toute cette minutie et ce rituel lui procurait le
sentiment d’être utile, de contribuer à la préparation de quelque chose, d’un
petit moment de détente à venir, mais pas seulement. Le rituel du thé
permettait aussi d’avoir un repère, un moment de plus bien marqué dans la
journée où il ne se posait pas la question de ce qu’il pourrait bien faire de
plus de cette journée de retraite, et en cela la dégustation de son thé devait,
je pense, apaiser son corps comme son esprit et permettre l’arrêt, pour un
instant, des interrogations qui remplissaient sa tête.
Une fois l’eau à point, soit à cent degrés, car c’est
bien ainsi et pas autrement qu’elle doit bouillir, elle était versée dans le
bol, dans lequel il avait auparavant glissé un sachet, ou installé
confortablement, c’est selon la vision que l’on a des choses. Autant que le
sachet se sente bien car il était là pour un moment et s’il allait procurer du
plaisir au buveur de thé, lui, en revanche ne récolterait que douleur,
subissant toute cette eau bouillante se déversant sur lui. C’est sans doute ce
que penserait un sachet de thé s’il pouvait penser. Ensuite, un peu d’eau
fraîche par-dessus pour réguler la température, puis direction le salon. A même
la nappe, ou sur un set de table, le bol venait prendre place, délaissé
quelques instants par mon grand-père qui retournait alors dans la cuisine
chercher les petites douceurs qui accompagnerait le thé et constitueraient le
goûter. C’était toujours des biscuits, bien souvent des madeleines ou des
navettes. Et ces biscuits s’accompagnaient parfois d’un carré de chocolat, ou
d’une compote, ou d’un yaourt, cela dépendait des jours et de l’appétit
qu’avait laissé le repas de midi. Cela variait encore en fonction du dîner
prévu, s’il serait léger ou bien s’ils étaient invités, auquel cas il fallait
se raisonner et laisser l’estomac prêt à de plus amples réjouissances futures.
Une fois approvisionné, il retournait s’asseoir, les mains pleines, sous le
regard plus ou moins moqueur de ma grand-mère, qui parfois ne se contentait pas
d’un simple regard mais y allait au contraire d’une franche remarque à son
égard. Elle le sermonnait, lui demandait s’il comptait réellement manger tout
cela étant donné tout ce qu’il avait déjà englouti le midi. En effet, mon
grand-père avait toujours été un bon vivant et, bien que sa silhouette ne l’eut
jamais laissé deviner, un gros mangeur. Gourmand et curieux de nouvelles
saveurs, il avait toujours fait honneur aux mets, où qu’il soit invité. Parfois
il rabrouait ma grand-mère, d’autre fois il se contentait de l’ignorer et
allait s’assoir, face à son bol. Les biscuits bien disposés tout à côté, une
serviette à portée de main afin de vite camoufler les petites étourderies et
autres ratées, et voilà, tout était à présent prêt. Le goûter pouvait
commencer. Il commençait immuablement par boire un peu de thé, afin d’en
évaluer la température. Autant ne pas attaquer les biscuits avant de savoir
s’il faudrait se relever pour rajouter de l’eau froide, la dégustation serait
alors interrompue et le moment tant attendu gâché. Mais il savait ce qu’il
faisait, vous pensez bien ! Et depuis tant d’années, le dosage de l’eau
froide dans le bol de thé n’avait plus aucun secret pour lui. Aussi, c’était
souvent parfait, assez chaud pour garder l’esprit du breuvage, et être bu sans
se presser, sans craindre un rafraichissement trop rapide, et assez tiède pour
être bu sans se brûler. On pouvait alors attaquer les choses sérieuses et
croquer le premier biscuit, en laissant de côté le carré de chocolat pour
la fin. Il y avait ainsi une hiérarchisation des plaisirs à observer à la
lettre, afin de ne pas venir tout compromettre par inadvertance. Parfois ma
grand-mère le rejoignait, s’asseyant en face de lui, sinon il était seul face à
son bol. Mais cela ne le dérangeait pas, il était concentré, trempant
consciencieusement les biscuits dans le thé, la petite cuiller à portée, prête
à rattraper tout naufrage sucré, tout morceau de biscuit égaré dans le liquide
brun. Egaré ou non, rien ne trouvait grâce à ses yeux et même la plus petite
miette repêchée dans le bol, dans la cuiller ou sur la table allait finir sa
courte existence dans son gosier. Une fois le rituel terminé, le bol et la
cuiller étaient soigneusement lavés, essuyés et rangés, les biscuits restants
retournaient sagement à leur place dans le placard dans lequel ils attendraient
le petit déjeuner ou le thé du lendemain. Et mon grand-père, heureux et repu,
reprenait sa place sur son fauteuil, non pas sans exécuter parfois quelques pas de danse, signe qu’il
était heureux et qu’il se sentait bien. Beaucoup de choses étaient sujettes à
esquisser quelques petits pas de danses furtifs, même le contentement crée par
le goûter. Il retournait alors à son journal ou à l’émission de télé en cours,
satisfait. Il était paré jusqu’au dîner.
J’ai bien des fois pris le thé chez mes
grands-parents, et mon grand-père, ou ma grand-mère, me préparait toujours ma
tasse de ce délicieux breuvage avec autant de soin que s’il eut été pour eux.
Au fil des années, le processus s’inversera, ce sera alors mon tour de
m’occuper d’eux, de leur préparer du thé et des petits gâteaux tandis qu’ils me
regarderont vaquer en se reposant, repos bien mérité, après avoir passé leurs
vies à s’occuper des nous, des leurs, et nous avoir, pendant si longtemps, servi
le thé à quatre heures…
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